Par Julie Allison.
Il y a quelques jours, j’ai donné une conférence, à l’issue de laquelle Emmanuelle est venue me confier qu’elle avait travaillé douze ans dans un fonds d’investissement, avec une charge horaire très intense et des clients exigeants. Avant de se tourner vers un métier qu’elle désirait exercer depuis longtemps car il était porteur de sens... et d’y connaître un burn out.
C’est contre-intuitif mais bien plus fréquent qu’on ne le pense.
Et c’est assez logique quand on prend le temps d’y réfléchir un peu : les personnes qui s’engagent dans des voies susceptibles de donner du sens à leur métier sont plus souvent que les autres porteuses de valeurs fortes, d’une vision de ce qu’elles souhaitent changer dans le monde et de vécus personnels en résonance avec leur engagement.
Bien entendu, la notion de « sens » peut se présenter sous mille facettes: il peut s’agir de reprendre les rênes de l’entreprise créée par son grand-père, d'œuvrer à la suppression des microplastiques dans les produits cosmétiques ou encore de rejoindre une association de soutien aux enfants malades.
À première vue, on pourrait penser que ces métiers préservent justement du burn-out car ils confèrent au quotidien un sentiment d’utilité, de contribution sociale, loin des “bullshit jobs” (l’expression n’est pas de moi mais tirée du petit livre éponyme de David Graeber) qui offrent salaire en contrepartie d’une accumulation de tâches sans valeur pour la société, dont le seul intérêt est de... maintenir un salarié en emploi. David Graeber y détaille cinq catégories d’ « emplois à la con » dans lesquels je vous souhaite de ne pas vous reconnaître, du larbin au sbire en passant par le petit chef (vous savez, celui ou celle qui est payé pour surveiller des personnes déjà autonomes ? oui, vous ne voyez que trop bien).
Et pourtant.
Faire un burn out dans un métier intensément porteur de sens, c’est possible.
Dans des fonctions que l’on a désirées, choisies, et dans lesquelles on a envie de s’investir.
Le burn out survient quand les conditions horaires ou matérielles sont sous tension - et sur ce plan-là notre personnel soignant et nos enseignants sont des super-héroïnes (oui, héroïnes : on va considérer qu’avec plus de 90% de femmes dans le personnel infirmier et plus de 80% dans les effectifs enseignants en école élémentaire, le féminin l’emporte).
Mais aussi dans des environnements qui, sous le vernis de conditions de travail favorables, viennent mettre durement à l’épreuve les personnes engagées - indépendamment de leur genre d’ailleurs, car les cas de burn out sont en forte augmentation chez les hommes ces dernières années également.
D’abord parce que les conditions d’exercice de ces métiers, par nature dépendants du collectif, de l’obtention de budgets, de priorités contradictoires (“oui, bien sûr qu’on est 100% engagés pour l’égalité salariale, mais on ne peut pas se permettre de faire un rattrapage de salaire cette année”) ou d’agendas politiques placent souvent les personnes concernées dans une situation d’impuissance particulièrement douloureuse au regard des ressorts personnels qui les ont poussées à s’engager.
Ces métiers-là sont aussi plus vulnérables au « rôle engulfement », littéralement «engloutissement par le rôle» de personnes identifiées pour leur engagement, qui se voient parfois réduites à cette seule étiquette et font tout pour en porter les couleurs avec exemplarité.
Le risque de tomber malade est d’autant plus grand que notre identité est surinvestie au même endroit : en cas de résistances internes à l’entreprise, de budgets annulés, de management inadapté ou tout simplement de progrès bien trop lents, c’est toute l’estime de soi qui est ébranlée. Cela arrive aussi aux mères dont l’identité personnelle peut se retrouver réduite à la portion congrue tant leur rôle (prenant!) auprès de leurs enfants est mis en avant.
Faut-il pour autant renoncer à s’engager ?
Préférer l’un des bullshits jobs décrits par David Graeber, car au moins on pourra jouer la carte de la démission silencieuse sans se laisser trop affecter ?
Fort heureusement, non.
Ces métiers qui font sens sont aussi ceux des plus intenses vibrations, des plus grands bonheurs et des plus belles victoires,
Quand, à force de persévérance, le changement opère, on change des vies. Celles d’une personne malade, d’une classe de CM2 ou de milliers de consommateurs protégés contre les micro-plastiques.
Mais si vous êtes concerné(e) - pensez à mettre votre masque à oxygène en premier.
Spéciale dédicace à ma maman (ancienne enseignante, ça ne s’invente pas) qui m’a écrit cette semaine « bravo pour tout ce que tu fais au boulot et pour l’énergie que tu dédies à tes enfants en cette fin d’année scolaire - ensuite tu auras la conscience tranquille et tu pourras t’occuper de toi. »
Non maman.
Ce n’est pas « ensuite» que je vais m’occuper de moi.
C’est avant, pendant et après. Matin, midi et soir.
Prendre soin de soi n’est pas un aveu de faiblesse, c’est un acte militant.
Julie Allison
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