Par Jeanne Hardy.
Croiser un homme ou comment gâcher mon vendredi.
Peut-être que les hommes ne savent pas bien ce qu’est la valeur d’un endroit safe pour une femme. En effet, s’il y a un bien un endroit où je me sens en profonde liberté et en sécurité totale, c’est sur cette île. Je n’ai plus jamais peur. Je peux rentrer tard le soir, dans l’obscurité des champs, sans devoir prendre mon téléphone pour appeler une copine “juste le temps de passer cette ruelle un peu sombre”. Je peux rentrer toute seule, marcher toute seule, je me sens en pleine confiance et c’est un sentiment inédit, précieux que je chéris plus que tout après des années en ville. Je n’ai plus besoin de calculer l’heure à laquelle je dois partir pour rester à telle soirée si je ne veux pas rentrer à pied. Une charge mentale en moins.
Et puis je peux courir, facilement. Pas besoin de prendre la voiture ou le métro pour aller chercher un parc. Je mets des baskets, je sors, point. La mer est là, je peux la longer souvent seule au monde. Je croise rarement quelqu’un car je cours tôt. J’adore ça, c’est un moment où je ne suis ni joignable, ni dérangeable, je laisse tout à la maison, je cours.
Alors comment vous dire que ma colère contre cet homme est grande. Et dire « je » pour une femme n’est pas anodin : il y a tellement d’autres expériences similaires derrière un « je ».
J’étais en train de courir.
Une route souvent prise. Un camion qui ralentit à mon niveau. Une vitre qui se baisse. Un homme qui sort sa langue. Un regard salace qui en dit long. Un camion qui repart. Et une enième femme qui reste, sur la route, exaspérée et énervée par ce genre de comportements incompréhensibles et tellement récurrents.
Maintenant j'hésite à reprendre ce chemin. Je continue de courir mais je contourne cette petite portion de l’île.
Je lui en veux évidemment, au-delà de ce geste, d’avoir volé ce qu’il y avait de plus précieux pour moi sur ce territoire que j’adore : une partie de ma liberté, dégagée de la peur qui m’habite, comme la majorité des femmes, depuis que je connais l’existence du mot “agression sexuelle”. Parce qu’il n'est pas forcément facile pour nous toutes d’aller courir seule sans que les nombreuses disparitions de joggeuses médiatisées nous traversent l’esprit.
Il a réduit mon espace et mon champ de course. Il m’a transformée en objet avec son regard. Il m’a dégoutée, il m’a fait peur. Je n’arrive pas à comprendre l'intérêt de ce geste. Cela me questionne sur le regard des hommes. Y’a t-il une bonne manière de regarder une femme dans la rue ? Discrètement et avec douceur peut-être. Imposer un regard lourd, connoté sexuellement, non consenti, et agressif n’en est certainement pas une.
Ma colère est d’autant plus forte ce jour-là que je réalise la vacuité de ce sentiment. Je ne peux rien faire, il n’existe aucun mot exact pour dire ce que cet homme venait de faire. Je veux transformer ma colère en acte mais comment ? Aller à la gendarmerie pour une vitre baissée et un regard lubrique ? Je ne sais même pas de quelle manière nommer cela. Alors, je me contente de le fusiller du regard et de noter sa plaque d’immatriculation sur mon téléphone. Finalement, après quelques recherches lexicales, je comprends que ce geste entre dans la catégorie des harcèlements de rue. Évidemment, je voudrais nuancer mon propos car il y a bien pire : de la violence et des agressions.
Un peu démunie avec cette colère dont je ne sais pas quoi faire, je vais sur internet. La solution qui revient souvent face aux harcèlement pour les joggeuses, c’est de s’organiser et de courir en groupe, entre filles. Mais là encore, la solution m'apparaît comme limitante personnellement car ce que j’aime de la course, c’est justement m'octroyer un des seuls espaces possibles dans la journée pour être complètement seule.
Un article récent, sur le site du Monde, et sur lequel je tombe le soir-même (hasard ou algorithme ?) raconte le harcèlement en pleine course, le cauchemar des joggeuses. On y lit que l’insécurité est un frein à la pratique sportive pour beaucoup de femmes. Celles qui continuent adaptent leurs parcours, évitent certains endroits ou changent leur tenue pour minimiser les risques. L’entraînement apparaît alors comme une source d’anxiété plutôt qu’un moment de plaisir. 50% des joggeuses interrogées révèlent avoir été suivies et 27 % des femmes ont cessé la course à pied en raison du harcèlement de rue*.
Bien sûr, on en revient toujours un peu au même, la problématique de l’espace public et des inégalités de genre. Il est évident que la façon dont nous investissons l’espace public, la rue, les bars ou les transports dépend beaucoup de notre genre. On lit souvent que la rue est un espace de « ségrégation sexuelle ». De fait, nous les femmes grandissons en apprenant à nous méfier, à traverser l’espace avec des barrières inconscientes. Et chaque petit geste, comme cet homme avec sa langue et son regard, nous le rappelle sans cesse. La peur du viol est une peur structurante dans notre manière d’appréhender le dehors, depuis très jeune. Depuis que j’ai le droit d’aller toute seule en ville, en réalité, je pense. Et cette peur, dans une perspective intersectionnelle, est décuplée selon nos corps, nos origines, nos orientations etc. Cette peur est une charge mentale. Cette vulnérabilité permanente ainsi que l’ensemble des stratégies à adopter, tout le temps, sont épuisantes.
C’est peut-être là qu’est ma colère également, car peut-être que depuis que je vis sur cette île, je l’avais un peu oublié.
Après toutes ces réflexions, j’ai finalement décidé de prendre cela dans l’autre sens et de continuer tout de même à courir. Parce que courir est un geste libertaire, une revendication et une appropriation de l’espace. Alors courons.
* “Le harcèlement en pleine course, cauchemar des joggeuses”, Le Monde, Hélène Brunet-Rivaillon, 10 mai 2025.
Jeanne Hardy
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