Par Ophélie Chavaroche.
Boston, 1966. Une étudiante se cache dans les buissons près de la ligne de départ du célèbre marathon de la ville. Elle dissimule ses cheveux longs sous une capuche. Soudain, elle s’élance parmi les coureurs. Bobbi Gibb est la toute première femme à participer au marathon de Boston, et elle est contrainte de le faire en douce, sans dossard officiel. La jeune femme a bien envoyé sa candidature, mais Will Cloney, le directeur de la course, a refusé de l’inscrire au motif que les femmes seraient physiologiquement incapables d’un tel effort.
Or ce qu’ignore Will Cloney - entre autres choses car il n’a guère l’air d’être le couteau le plus affûté du tiroir - c’est que Bobbi court depuis toujours. Qu’elle s’y voue corps et âme, filant dans les bois autour de chez elle malgré les ragots du quartier. Qu’elle a traversé les États-Unis avec son malamute dans un combi VW, de la côte est à la côte ouest, pour s’entraîner à courir dans les paysages les plus sauvages du pays. Alors peu lui importe qu’on lui répète que cette activité n’est pas convenable pour une jeune fille, rien ne peut arrêter sa quête de liberté.
Dans les années 1950-1960 aux Etats-Unis, le sport au féminin a une fonction purement hygiénique : maintenir sa masse musculaire, exercer son cœur, réguler les troubles psychiques. C’est le tennis qu’on recommande aux femmes, pour son élégance, ou bien la natation, à petites doses. La danse et la gymnastique ont bonne presse, car on s’imagine qu’elles préparent le corps à la maternité. Mais la course à pied ? Certainement pas. Les médecins s’inquiètent que l’effort intense puisse nuire aux fonctions reproductives des coureuses. On raconte à celles qui désobéissent que leur utérus risque de tomber ! Et puis, de quoi une femme aurait-elle l’air au milieu des marathoniens ?
C’est précisément ce qu’est en train de faire Bobbi Gibb, et tout va vraiment bien pour elle. Alors qu’elle se débarrasse de sa capuche, les coureurs se montrent d’abord surpris, puis solidaires, et la foule applaudit. Bobbi franchit la ligne d’arrivée au bout de 3h 21 minutes et 40 secondes : les deux tiers des participants, tous masculins, sont derrière elle.
Pour autant, rien ne change. L’année suivante, elle court à nouveau sans dossard officiel. C’est une autre jeune femme, Kathrine Switzer, qui va bousculer les conventions du marathon de Boston. En utilisant ses seules initiales, elle a réussi à s’inscrire et recevoir un dossard sans attirer l’attention. Mais une fois sur le bitume, c’est l’esclandre ! Un organisateur particulièrement zélé tente d’arracher le dossard de Kathrine Switzer ; il est envoyé au tapis par le petit ami de la jeune femme. Will Cloney, toujours aussi peu subtil, se fâche : « Si c’était ma fille, je lui flanquerais une fessée ! » (Propos véridiques). Kathrine passe la ligne d’arrivée environ une heure après Bobbi en maudissant les excès de tous ces bonshommes. Les voilà qui s’excitent d’un rien, et c’est aux femmes que l’on répète que le sport intensif dérègle leurs sens… Quand s’avisera-t-on de laisser les femmes faire du sport pour le plaisir, la compétition ou le dépassement de soi ? Quand cessera-t-on de juger à leur place ce qui est possible ou non pour elles ?
Il faudra attendre 1972 pour que l’Amateur Athletic Union officialise l’existence des marathons féminins et 1996 pour que le Marathon de Boston remette ses médailles à Bobbi Gibb.
Lancé en 1976, le Marathon de Paris s’est ouvert aux femmes en 1979. Si vous avez fait partie des quelques 50 000 participantes et participants au Marathon de Paris ce weekend, bravo à vous ! Et si comme moi vous êtes restée sur votre canapé à vous remettre du marathon de la vie quotidienne, bravo à vous aussi !
Ophélie Chavaroche
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