💌 Couper l'émotion au montage.

Par Julie Allison

Curiosity Club News
5 min ⋅ 11/04/2024

À l’écran, une femme propulsée très jeune à un poste de direction présente son parcours et répond aux questions : la diction est claire, le menton déterminé, le rouge à lèvres triomphant. Dans le texte associé à cette vidéo diffusée sur Linkedin, elle est remerciée pour sa « leçon de carrière et d’empowerment », et pour son émotion lors du tournage, dont on précise qu’elle a été coupée au montage.

Nous avons grand besoin de mise en lumière des femmes dirigeantes, avec ou sans rouge aux lèvres et quel que soit leur âge. Mais couper l’émotion au montage, quel dommage ! Combien de temps va-t-elle rester l’intruse un peu honteuse dont on se dispense pour plus de crédibilité ?

Je voudrais entendre la voix qui tremble dans les premières secondes de l’interview. J’aimerais visionner l’éclat de rire spontané, même s’il nous éloigne un instant du message. Je rêve enfin de voir la dirigeante, ou son homologue masculin, s’y
prendre à deux fois pour formuler sa réponse tant l’émotion est intense, quitte à créer un blanc.

Pourquoi le monde professionnel a-t-il si peur des émotions en général et de celles des femmes en particulier ?

On tolère à la limite l’expression de la colère, et encore chez l’homme uniquement. La femme n’y a pas droit, ou alors elle est « folle », « hystérique ». Les autres émotions, en particulier si elles sont susceptibles d’être associées aux larmes, restent perçues comme une tare féminine invalidante. Combien de femmes ont déjà reniflé discrètement derrière la porte fermée des toilettes entre deux réunions pour préserver leur réputation ? Combien d’autres se sont vues décrédibiliser en défendant un corps et âme un dossier ? « Elle est trop dans l’émotion, on ne peut pas s’y fier. ». D’autres encore, craignant d’être trop émotives, s’abstiennent de candidater à un poste pour lequel elles sont plus qualifiées que l’homme qui choisira de se présenter. Le monde de l’entreprise assimile trop souvent l’émotion à l’arbitraire, à l’instabilité et à l’indécision.

L’émotion n’a pourtant rien d’effrayant. C’est même l’outil le plus puissant dont on dispose pour se mettre en mouvement, comme l’indique sa racine latine, « muovere ». Elle nous permet de nous adapter dans un monde de changement ; c’est un frisson, une réaction instinctive qui nous traverse quelques instants pour délivrer une indication précieuse : est-on d’accord ou pas, est-ce souhaitable ou non ? L’émotion est centrale, elle entretient le dialogue entre notre coeur, notre cerveau et notre environnement.

Le monde artistique l’a bien compris et s’appuie sur elle comme vecteur d’excellence. Zaho de Sagazan, auteure-compositrice-interprète et musicienne française, récompensée cette année par quatre récompenses aux Victoires de la musique, rappelle en ces mots simples et justes : « Etre sensible, c’est être vivant et nous ne sommes jamais trop vivants ».

L’émotion n’est pas « en plus », pas « en trop », elle est indispensable à notre épanouissement. Dans une expérience de psychologie célèbre, la « Still face experiment » (ou expérience du visage impassible) le Dr Ed Tronick démontrait en 1975 qu’en l’absence d’émotion exprimée par leurs mères ou de leurs proches, les bébés manifestent rapidement de la méfiance et de la détresse. Pourquoi en irait-il différemment à l’âge adulte ? Comment une direction impassible peut-elle espérer créer un lien de confiance avec ses salariés ?

Douce ironie de l’histoire, on voit aujourd’hui fleurir dans les entreprises confrontées à des burn-outs et au désengagement dans leurs départements, les séminaires destinés à développer l’ « intelligence émotionnelle » des cadres, dans l’espoir de rendre plus accessibles et inspirants celles et ceux que l’on a formés des années durant à dissimuler leurs émotions sous leurs cravates et dans leurs talons hauts.

L’émotion, passagère par nature, est le siège de notre humanité, le moteur de notre créativité et le meilleur des remparts contre les décisions absurdes. On sait aujourd’hui que lorsque l’on s’en coupe trop longtemps, on finit par tomber malade, à l’échelle de l’individu comme d’une organisation. Si les décisions prises « sous le coup de l’émotion » nous paraissent dangereuses, peut-être devrait-on s’inquiéter plus encore de celles qui sont prises sans l’avoir écoutée quelques instants.

Je connais quelques femmes qui font le choix courageux de laisser libre cours à leurs émotions sur leur lieu de travail. L’une d’entre elles est dirigeante dans un grand groupe, elle a compris très tôt qu’on ne suscite rien de durable en se montrant neutre et fade : les dinosaures à sang froid ont fini par s’y habituer, ses équipes n’en sont que plus performantes et engagées. Dans leurs étages on entend plus souvent des éclats de voix qu’ailleurs, mais aussi bien plus de manifestations de joie.

Alors prenons la parole et continuons de choisir pour nos vidéos un rouge à lèvres triomphant. Mais qu’on y arbore tout aussi fièrement le feu aux joues et les tremblements.

Julie Allison

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Par Curiosity Club

Française et britannique, femme, mère et amante, plume et cadre dirigeante, Julie aime les mots mais pas les cases étroites dans lesquelles on range les idées et les gens. Elle milite pour une intelligence plurielle, pour le droit à être plusieurs choses en même temps et considère la curiosité comme la plus belle des qualités. Pour Curiosity Club, elle partage des fragments de vie et pose des mots sur les déflagrations qui nous ébrèchent autant qu'elles nous grandissent. 

Ophélie est diplômée d’un PhD en philosophie et études de genre de l’université de Cornell (USA). Elle enseigne les humanités politiques et les questions de genre à Sciences-Po Paris. Son approche éclaire les sujets d’égalité F/H, d’inclusion et de leadership par les sciences humaines.

Valentine partage avec nous les 10 ans qu’elle a passé sur le terrain à parcourir les zones de conflits pour faire respecter le « droit de la guerre » et améliorer les conditions des civils souffrant d'années de conflits. De la gestion du risque et de la peur à l’exploitation de ses forces en passant par l’adaptation à son environnement et la négociation, vous n’êtes pas au bout de vos surprises. 

Philosophe de formation, Camille a travaillé comme chargée de recherches dans le milieu de l’innovation sociale, puis comme conseillère auprès d’un élu local. Elle écrit pour contribuer à la fabrique d'un monde pétri de moins d'inégalités - qu'elles soient sexistes, classistes, racistes, validistes. Ses domaines de prédilection ? L’égalité femmes-hommes, la justice sociale et le travail, la culture et le design.


Jeanne a étudié les lettres et le cinéma à Paris, Montréal et Rome. En 2024, elle s'est installée sur l'île de Groix pour reprendre la co-direction artistique du FIFIG, un festival de cinéma documentaire dédié à l'insularité. Elle travaille en parallèle sur ses propres projets de films documentaire et d'écriture.

Consultante et aujourd'hui journaliste, Clémentine s'intéresse notamment aux évolutions du monde du travail, aux questions de genre et d'égalité, et à l’écologie. Elle aime écrire sur l'actualité, les gens qu’elle rencontre ou pour détailler les pérégrinations de son cerveau.