Par Valentine Honoré
« AIR ALARM ! EVERYONE TO THE SHELTER ! »
Au réveil ce matin, réapparaissent sur mon téléphone ces mots, les mêmes qui s’affichent jusqu’à trois fois par jour. Je dois aller me mettre à l’abri, une attaque de missiles est en route. Cette alerte, activée lors de ma mission humanitaire en Ukraine fin 2022, je l’ai gardé active, pour ne pas oublier et rester connectée avec cette proche réalité, celle d’une guerre endurée par des millions d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens, à 3 heures de vol de Paris. Ces derniers mois, il ne se passe pas un jour sans que l’alerte s’affiche plusieurs fois sur l’écran, rappel digital d’une guerre d’un autre âge. L’alerte surgit à tout moment, lors d’une course à pied, dans un bar avec des amis qui partagent avec moi ce grand privilège, que nous pensons immuable, d’une vie en paix. Les civils ukrainiens eux courent aux abris. À vrai dire, ils s’y sont tant habitués que c’est souvent après deux alertes puis une première déflagration qu’ils finissent par se réfugier.
L’idée de repartir en mission en Ukraine afin de soutenir les équipes terrain de mon organisation s’est plantée dans mon esprit au début de la guerre, et elle a tenu bon. En octobre 2022 pourtant, un mois avant mon départ, la situation sécuritaire dans le pays a soudainement changé. Une pluie de missiles s’est abattue sur les grandes villes, dont Kyiv, détruisant de nombreuses infrastructures électriques, privant les populations de chauffage et plongeant les villes dans le noir. C’était beaucoup plus dangereux d’y aller. Mes proches mepartageaient leur peur. Pourquoi retourner dans une zone de guerre ? Et si je ne revenais pas ? Après dix années vécues dans différents théâtres de combat, j’avais le droit de savourer ma vie douce en Suisse. Pourtant, la semaine où les missiles tuaient de nombreux civils, je cliquais sur la validation des billets d’avion.
Qu’est-ce qui fait que malgré les risques, on part quand même ? L’instinct, l’élan vital, est-ce que cela peut s’expliquer ? Malgré la situation anxiogène, je continuais d’imaginer que c’était possible et que ça se passerait bien. Voilà peut-être où chercher une réponse : dans l’imagination et un optimisme de combat. Le matin de mon départ pour l’Ukraine, je me rappelle avoir ressenti cette vibration si particulière que j’avais déjà ressentie lors de mon départ à Kaboul en 2010. Dans L’Eloge du risque, Anne Dufourmantelle revient sur l’expression étonnante de « risquer sa vie » ; elle y évoque le fait de « déplacer l’existence sur cette ligne de front qu’on appelle désir ». Le risque suppose une manière d’être au monde, une possibilité d’être au présent. S’approcher des entrailles de la guerre, rien d’autre ne ressemble à cela.
Dès le premier jour en Ukraine, je suis saisie par cette cohabitation si étrange entre la vie moderne et la guerre totale. Tous les Ukrainiens rencontrés sont touchés directement. La jeune conductrice qui m’a récupérée à la frontière avec la Pologne, venait tout juste de perdre son mari sur le front. Au milieu de la splendide Kyiv, des cafés remplis d’une jeunesse globalisée et vibrante, soudain la guerre surgit, brutale : les missiles en plein centre-ville, les rues totalement noires le soir. Sans que cela n’ait aucun sens, on bascule soudainement de scènes de ville mondialisée, de bars à cocktails, à des abris souterrains, dans lesquels il faut se tenir durant de longues heures.
Proche de la ligne de front, j’ai accompagné les équipes dans des villages repris à l’armée russe, pour y rencontrer les civils blessés et des militaires ukrainiens. À Izium, dans le froid, sans électricité, pendant de longues heures, j’ai plongé dans les témoignages des civils blessés par des bombardements, ou endeuillés, pénétrant ainsi ce monde si particulier des souffrances indicibles de la guerre. Ceux et celles que nous rencontrons n’ont pas pu fuir, il s’agit de personnes âgées, handicapées, il s’agit des très vulnérables, les invisibles, les victimes civiles. Dans leurs yeux, on lit le désarroi, la résignation et le vertige de la souffrance.
Dans leurs yeux et aussi ceux de tant d’Ukrainiens, c’est aussi la résilience qui se lit sur tant de visages. Elle soulève l’âme. Elle est partout. A Kyiv, dans la vie qui continue, dans Verdi qui résonne à l’Opéra, dans la beauté de la ville sous la neige, dans la bravade et l’humour de la population, qui continuent malgré des conditions de plus en plus rudes. Dans le courage des femmes ukrainiennes, engagées dans l’armée, prisonnières de guerre, celles qui ont perdu un mari, une amie, un fils ou une fille, et qui continuent de résister. La résilience se voit aussi dans la résistance de ce peuple contre l’oppression. Cette force, elle me fait penser à cette image, bouleversante, sur la route vers la ligne de front : notre voiture longeait des champs de tournesols qui n’avaient pas pu être cultivés et qui gisaient, figés par le froid. Ils semblaient attendre la paix, comme un printemps qui finit par revenir.
Être solidaire avec ce qu’endurent les Ukrainiennes et Ukrainiens, c’est avant tout en continuant de s’informer, par exemple en écoutant ces notes vocales de la journaliste Maurine Mercier, un témoignage vibrant au coeur de la guerre.
Valentine Honoré