Récemment, alors que j’animais une formation en entreprise, une participante s’est évanouie pendant la pause. Arrivée à ses côtés, j’ai constaté deux choses : toutes les personnes qui s’étaient précipitées dans sa direction étaient des femmes, tandis que les hommes se tenaient en retrait. Et de façon évidente, notre groupe de femmes avait réparti les rôles pour agir au mieux : nous avons entrouvert sa chemise, calé son dos, tenu sa main et alerté la sécurité.
Cette jeune femme est sortie de l’hôpital quelques heures plus tard. Mais moi, je suis restée avec des questions que j’aimerais explorer avec vous. Qu’est-ce qui fait, dans une situation d’urgence, que l’on intervient ou que l’on s’abstient ? Quels sont les impensés culturels qui aujourd’hui encore font obstacle, pour les femmes, à l’accès aux premiers secours ?
Ce jour-là , ma responsabilité d’intervenante professionnelle était claire : quoique docteure en philo et pas en médecine - donc prodigieusement inutile auprès d’une personne inconsciente – il me semblait évident de faire tout mon possible pour aider. Mais qu’en était-il pour les cinq autres femmes accourues également ? Je crois qu’elles illustrent bien la distinction que les études en psychologie sociale opèrent entre upstanders et bystanders. Dans une situation d’urgence, les upstanders interviennent, les bystanders attendent. Soulignons qu’il s’agit là d’une façon d’agir à partir de son sens de la responsabilité. Les upstanders ne sont pas plus courageux, et encore moins moralement supérieurs. Si les bystanders perçoivent aussi l’urgence de la situation, la différence réside dans le fait qu’ils voient leur comportement inhibé par « l’effet témoin » : chacun pense que l’autre est plus à même d’intervenir, et donc… personne ne fait rien. En résumé, là où les upstanders endossent la responsabilité collective, les bystanders laissent leur responsabilité se diluer dans le groupe, au risque qu’elle disparaisse. Toute cette réflexion sur le passage à l’action responsable – théorisée par les professeurs John Darley et Bibb Latané en 1968 – trouve son origine dans une histoire affolante : pourquoi les voisins de Kitty Genovese n’ont-ils pas levé le petit doigt alors que la jeune new yorkaise, qui appelait à l’aide, était violée et assassinée ? On le voit, la notion de upstander se révèle être un outil puissant pour penser une panoplie de situations, de l’incident à l’agression. « Vais-je agir, ou attendre que d’autres – mieux qualifiés - le fassent ? »
Quelques jours après l’évanouissement de la jeune femme, une amie m’a apporté un éclairage intéressant en me racontant sa formation aux premiers secours. « J’ai demandé pourquoi on s’entraînait uniquement sur des mannequins masculins, et tu sais ce qu’on m’a dit ? Que trop de personnes étaient mal à l’aise à l’idée de déboutonner le chemisier d’une femme ! » À ce moment-là bien sûr j’ai revu les hommes en retrait tandis que les femmes manipulaient le corps inerte de leur collègue. En est-on vraiment encore là  ? Oui, selon l’étude de Audrey Blewer, professeure à l’université de Duke. Après avoir épluché 20 000 cas, Blewer a constaté que seulement 39 % des femmes victimes d’un arrêt cardiaque dans un lieu public ont été réanimées, contre 45 % des victimes de sexe masculin. Raison évoquée : les témoins hésitent à toucher la poitrine des femmes qui, même en cas d’urgence, reste un symbole hypersexualisé.
Résumons. En cas d’incident médical, de nombreux bystanders parmi nous attendront que les autres interviennent. D’autres éviteront d’agir car, inconsciemment, la morale prime sur l’urgence vitale. Devant ces constats, je partage avec vous, non sans effroi, le conseil ultra pragmatique d’un pompier : « Mesdames, portez une montre connectée ! Elle seule sera capable d’alerter les secours. » Alors c’est ça le futur ? La technique qui pallie nos biais et nos bassesses d’humains ? Plus que jamais, mesdames et messieurs : éduquons-nous à agir, sortons le corps féminin du registre sexuel, soyons des upstanders même si ça nous flanque la frousse ou qu’on a peur de mal faire. Si demain je m’évanouis dans la rue, j’aimerais que ce soit dans un monde où les gens osent agir.
Ophélie Chavaroche
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