Il y a le travail dont on rêvait adolescente et celui que l’on exerce adulte. Parfois, le fantasme rattrape la réalité. Lorsque j’ai commencé mes études, je me plaisais bien à me rêver invitée partout dans le monde à parler d’un sujet pour lequel je serai la spécialiste internationale ! Spoiler : ce n’est pas du tout le cas.
Mais, il y a quelques semaines, l’institution pour laquelle je travaille a été conviée à un événement qui célébrait notre thématique de recherche. En tant que “spécialistes” du sujet, ma collègue et moi, avons été invitées à proposer une conférence d’une heure sur la question avec d’autres intervenantes et intervenants. Passée la première réaction jouissive du “wahoo, une invitation tous frais payés en Espagne pour parler de ce que j’aime le plus ? Génial !” - le doute s’installe. En même temps, une heure c’est beaucoup. Et spécialiste un grand mot. J’ai 26 ans et je démarre juste mon tout premier poste. Ils ne le savent pas. Moi je le sais.
Ma collègue décline, cela ne l’intéresse pas. Effrayée, je décide de refuser également.
Mais ils insistent et trouvent les mots convaincants. On sait bien que vous n’êtes pas universitaire ou professeur mais justement c’est l’angle de votre travail qui nous intéresse. On veut juste que vous nous parliez de votre institution et de ce que vous connaissez. Bon d’accord. C’est une chouette proposition quand même !
Un mois de préparation. Je plonge dans le sujet et prends un plaisir fou à préparer cette conférence.
Et puis, sans prévenir, d’un coup, elle refait surface.
Légitimité.
Je me prends pour qui ! Je m’imagine, le parterre de spectateurs devant moi, médusé, du creux de mon discours. Ils m’ont démasqué.
Ah le fameux complexe de légitimité. Je suis comme Obélix, je suis tombée dedans quand j’étais petite. Biberonnée depuis l’enfance, abreuvée à l’adolescence et je nage dedans désormais. Il parait que c’est le lot de beaucoup d’entre nous. On censure nos capacités. Il nous empêche d’oser, de reconnaître ce que l’on a déjà accompli. Il me semble parfois que plus j’ai commencé à affirmer mes goûts, mes intérêts et orienter ma vie professionnelle vers une direction, plus le syndrome de l’imposteur a grandi en moi.
Légitimité ?
J’ai quand même fait mon mémoire sur la question.
Oui mais un mémoire ce n’est rien, certains font des thèses.
Tu es passionnée par ça depuis longtemps.
Oui mais ça ne veut pas dire que je maitrise le sujet.
Légitimité ?
Je cherche, je cherche pourtant. J’ai fait tous les recoins de mon cerveau, tenté de la demander à des amies. Tout le monde semble l’avoir aperçu, il n’y a que moi qui ne la vois plus (pas ?). On me dit que ce n’est que de la posture. Il suffit de faire semblant d’être sûre de soi. Une amie m’apprend à serrer des mains avec assurance. Si tu sembles sûre de ce que tu affirmes alors tout le monde y croira.
Légitimité.
Finalement, il y a quelques jours, la personne avec qui je suis en contact sur place m’a envoyé un lien vers un article paru dans le journal local pour annoncer l’événement. Ma photo se mêle à celle de quatre autres messieurs qui présenteront également un autre angle de recherche. Passer l’intimidation et le coup de stress face à ceux que l’on présente comme des éminents professeurs et célèbres auteurs, un constat s’impose. Un constat évident qui se dessine autour de mon image de jeune femme au milieu de cinquantenaires en costumes : mais heureusement que j’ai accepté de venir ! Sinon quoi ? Le savoir n’appartient qu’aux vieux messieurs ! Je ne suis pas une éminente professeur, mais je peux trouver une once de légitimité en me disant que puisque je suis la seule femme invitée, ma présence est forcément importante. Point. Je suis légitime.
Jeanne Hardy
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