J’ai voulu brancher le vidéo projecteur. Il fallait trouver le bon câble, j’étais pas sûre de moi et j’ai eu un flashback. J’ai revu les enseignantes à l’école quand il fallait mettre en place les diapositives ou, plus tard, faire l’appel directement via l’intranet - “qui pourrait m’aider à brancher le truc ?”. C’était toujours pareil : une maîtresse dépassée par la technologie, et un garçon un peu geek, qui allait enfin pouvoir briller, à brancher le bon câble dans le bon trou.
Cette vision me donne le vertige : je passe mon temps à prôner l’émancipation des femmes, j’ai compris désormais que cette émancipation passait notamment par la technique : se l’approprier, arrêter de la craindre et de l’éviter, de déléguer. Pourtant je revois le geek, la prof, et je m’identifie.
C’est pareil quand il faut changer une ampoule ou la roue de mon vélo : je laisse vite les autres faire à ma place, “parce que je suis pas sûre de mon coup”. J’ai beau m’y intéresser, lire l’Éloge du bricolage, parler avec des designers. En fait maintenant la technique me passionne, mais c’est de la théorie ça. Dans les faits, la technique, ça me panique.
Parfois c’est dur d’observer les contradictions entre ce que l’on pense et ce que l’on fait.
Ça fait mal, de se voir reproduire des gestes misogynes contre son gré. Ça peut même donner envie de lâcher l’affaire, parce que c’est trop dur, parce qu’on n’y arrivera jamais, parce qu’un pas en avant, trois pas en arrière, parce qu’en fait c’est trop violent de tout déconstruire, qu’on sait plus comment construire après, que finalement le statu quo c’est pas si pire, que l’ordre établi c’est ce qu’on connaît, c’est un certain confort.
Vous aussi, on vous a déjà fait le coup de l’incohérence ? Sur le plan de l’écologie, le journaliste Thomas Wagner a très bien résumé le sujet dans son article intitulé “T’es écolo mais t’as un Iphone”. On peut décliner la problématique : “t’es féministe mais tu t’épiles ?”. En 2016, la youtubeuse Marion Séclin abordait justement ce sujet dans sa vidéo “T’es féministe mais... tu suces ?”.
J’ai décidé de ne plus jamais me (laisser) taxer d’incohérence le jour où j’ai compris que c’était surtout un outil pour décrédibiliser le combat. Que je ne pouvais pas alimenter cette rhétorique-là . Le procès pour incohérence, qui vient pointer la moindre des contradictions comme la preuve d’une hypocrisie totale ou d’un échec complet, cela revient à considérer le féminisme (la lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes, donc) comme un acte facile. Comme si on pouvait agir en féministe partout, tout le temps, quoi qu’il en coûte.
Cette critique, qui fait du paradoxe une condamnation, a différents visages et différents messagers : il y a ceux qui ne comprennent rien au féminisme et souvent s’y opposent ; il y a les féministes qui prônent une pureté militante pourtant inatteignable et souvent toxique ; et puis il y a nous-mêmes.
Que ce soit face aux uns, aux autres, ou face à moi-même, j’ai décidé d’organiser ma riposte. Mon mot d’ordre désormais : exigence et tolérance. Il faut une exigence maximale parce qu’on est loin du compte. Que ce soit en termes d’égalité salariale, de violences conjugales, ou dans tous les autres secteurs, de la santé à la création artistique en passant par la tranquillité dans l’espace public, nous devons redoubler d’efforts pour faire advenir ce qui devrait être la base.
Tolérance, cependant : parce que nous vivons et agissons dans un monde réel. C’est une violence immense que de faire comme si de rien n’était. Comme si les actes de féminisme, y compris les plus quotidiens (demander une augmentation, répondre à une remarque condescendante), ne nous coûtaient rien. Tolérance, quand nous sommes fatiguées, dominées, coincées. Tolérance avec nous-mêmes, parce que parfois nous cédons malgré tout, sans même s’en apercevoir, sous le poids du patriarcat. Parce que c’est comme ça, que c’est ok. Parce que, comme dirait Roxane Gay dans Bad feminist, “je préfère être une mauvaise féministe que ne pas être féministe du tout.”
Le psychanalyste Donald Winnicott théorisait dans les années 1950 le concept de “mère suffisamment bonne”. Le contexte est différent, mais la formule résonne. Elle m’aide à concilier exigence et tolérance. Je la reprends à mon compte avec l’idée d’être : une féministe suffisamment bonne. J’entends par là : trouver la bonne stratégie pour faire avancer la cause au maximum tout en me préservant au maximum.
Et pour cela, d’abord, accepter une fois pour toutes que le bagage du patriarcat pèse lourd, et que ce n’est pas parce qu’on n’y arrive pas tous les jours qu’on n’y arrivera pas un jour.
Camille Lizop
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