Throwing like a girl. Certains titres se suffisent à eux-mêmes. La philosophe féministe américaine Iris Marion Young publie ce texte « Throwing like a Girl. A Phenomenology of Feminine Body Comportment, Motility and Spatiality » en 1980. Elle soutient la thèse suivante : les filles et les garçons ont une façon distincte de se mouvoir dans l’espace. Et cette différence n’a aucun fondement biologique.
L’autrice fait référence aux travaux du neurologue Erwin Straus, quand il compare la façon dont des garçons et des filles s’exécutent, après qu’on leur a demandé de lancer une balle. Il observe :
Les unes, figées, utilisent seulement leur avant-bras - pour un résultat peu concluant. Les autres - les garçons - balancent aisément leur bras d’arrière en avant, profitant d’une grande amplitude de mouvement, et d’un lancer plus performant. Le chercheur se réfère à une explication biologisante : en raison de leurs différentes constitutions et morphologies, garçons et filles n’auraient pas les mêmes capacités. La philosophe Iris Marion Young montrera au contraire que cette différence n’a rien d’une fatalité, qu’il n’est pas tant question de capacité que d’apprentissage et de socialisation.
Quand j’ai découvert ce texte, ça m’a fait tout drôle. Comme une évidence insoupçonnée. Elle avait mis les mots sur une image de toujours, à laquelle je n’avais jamais vraiment pensé.
Lancer la balle comme une fille. C’est exactement ça. Je me suis demandé comment j’aurais lancé cette balle à 8 ou 14 ans. J’étais pas mal en EPS mais je n’en étais pas moins fille. Puis je me suis demandé ce que je faisais d’autre “comme une fille”. Pour le meilleur et pour le pire. J’ai aussi sondé mon entourage. On a donc tergiversé sur nos façons de crier (avec la voix qui monte dans les aigus), de s’asseoir (avec les jambes croisées ou serrées), d’écouter (avec la tête un peu penchée sur le côté) ; d’éternuer (tout doucement) ; de jouir (comme dans les films) ; de porter quelque chose de lourd (à bout de bras et jambes tendues).
Il y a nos vies, nos voix, nos choix. Et puis il y a nos gestes les plus insignifiants. Le diable se cache dans les détails et le patriarcat dans nos moindres faits et gestes. Mais moi, j’ai longtemps préféré les idées aux objets. Vous aussi, vous êtes peut-être déjà rassurée, en cas de casse, de vol ou de perte : “ce n’était que matériel”. Sous-entendu l’essentiel est ailleurs.
Convenons-en désormais : la décorrélation entre l’esprit et la matière était un leurre. C’est aussi dans nos manières que se joue l’espoir d’une égalité entre les hommes et les femmes. La manière n’est pas une façon de faire, elle est l’action même. Lancer la balle comme une fille, c’est à la fois la conséquence d’une éducation de fille, et son prolongement. À chaque fois qu’on lance la balle comme une fille, on remet une pièce dans la machine.
La beauté du geste, c’est de prêter attention : la plupart des gestes de fille sont des gestes que nous n’avons pas appris, auxquels nous nous essayons sans y penser. Ça ne s’improvise pas, d’ouvrir des huîtres. Mais ça s’apprend.
Camille Lizop
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