Une chambre à soi, 500 livres de rente, et de la tranquillité.
Voilà tout. Tout ce qui a manqué aux femmes, nous dit Virginia Woolf, pendant des siècles, pour pouvoir écrire des livres. De l’espace, de l’argent, du temps libre.
Pour en arriver là, Virginia Woolf épluche les rayons d’une bibliothèque, siècle par siècle. Elle analyse la proportion d’autrices parmi les auteurs, tout en examinant leurs conditions matérielles d’existence. Effectivement, la grande majorité des auteurs ont deux privilèges : ne pas être des femmes, et avoir de l’argent.
Bon, je dois être honnête avec vous, la lecture de cet ouvrage légendaire – Une chambre à soi – m’a d’abord déconcertée. J’y ai lu des phrases, dont je sais qu’elles ont été révolutionnaires à une époque, et qui me sont apparues aujourd’hui comme des lieux communs. Virginia Woolf revient plusieurs fois sur le fait que les femmes aient été malmenées par les hommes depuis la nuit des temps. Qu’elles aient été considérées comme inférieures, stupides. Qu’on les ait confinées, exploitées.
Certes. Aujourd’hui néanmoins, les femmes ont le droit de vote, un compte en banque. Elles peuvent déjeuner seules au restaurant, voyager, sortir la nuit. La mythique Chambre à soi, antidote au patriarcat, refuge pour l’émancipation, serait-elle désuète pour autant ? Il m’a fallu aller au bout du texte, pour comprendre qu’au contraire, la formule de Virginia Woolf – espace, temps, argent – n’a jamais été aussi pertinente.
Par semaine, les femmes ont en moyenne trois heures de temps libre de moins que les hommes. Elles touchent un salaire inférieur de 24% en moyenne. Seules 2% des rues françaises portent leurs noms. Dans une cour de récréation, plus de 70% de l’espace est occupé par les garçons.
Autrement dit, malgré les avancées, ce qui était vrai au XIXe siècle l’est toujours : nous avons moins de temps, moins d’argent, moins d’espace que les hommes.
Je me suis demandé pourquoi, à lire Virginia Woolf, la chambre à soi ne concernait que les femmes, et j’ai compris.
C’est que les hommes sont déjà chez eux un peu partout. Dans l’espace public ou privé, ils sont comme à la maison. Les rues, les chaises, les maisons, sont conçues par et pour des hommes. En cas d’accident de voiture, les femmes ont 47% plus de risques d’être grièvement blessées. Ce n’est pas qu’elles soient plus fragiles, mais bien fragilisées, par des équipements automobiles qui ne sont pas conçus pour elles.
Les hommes sont donc chez eux un peu partout. Ils sont à la maison, c’est-à-dire : plutôt en sécurité ; plutôt libres de se déplacer à leur guise ; plutôt libres de s’exprimer, de faire du bruit, de rester là à occuper l’espace. Ils sont libres d’exister, de prendre la place. Ils sont à leur place dans la rue, au café, sur la route, au milieu de la piscine, à la télé.
Pendant ce temps-là, moi je m’adapte. Je me fraye un chemin, je m’efforce de me faire entendre, j’essaye de ne pas me faire agresser... Et c’est là qu’intervient la chambre à soi – comme un refuge. En fait, cette proposition m’a à la fois plu et dérangée. Si ma chambre à moi est le lieu de mon émancipation – personne pour me bloquer la route ou me couper la parole, j’ai peur qu’elle soit aussi l’horizon de mon enfermement. Je ne veux pas me satisfaire d’un monde dans lequel ma chambre à moi serait le seul lieu où, enfin, le patriarcat me laisserait tranquille. Je préfèrerais trouver la formule qui nous permettra, à nous aussi, d’être un peu chez nous un peu partout...
Camille Lizop
Ce texte est le premier d'une trilogie inspiré à l'autrice par l'essai Une chambre à soi de Virginia Woolf. Vous voulez lire le second épisode ? Retrouvez-le juste ici.